De la vie à l'écrit

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Un essai sur le thème du festival 2008 par Ian Jack

Ian Jack est écrivain et rédacteur en chef. Il a été, entre 1995 et 2007, le rédacteur en chef du magazine littéraire Granta et, de 1991 à 1995, celui du journal Independent on Sunday, dont il est également le co-fondateur. Il écrit une rubrique hebdomadaire pour le Guardian.

En 1999, l'écrivain Elena Lappin publia dans Granta magazine le compte rendu alors le plus complet concernant la grande imposture qui se cachait derrière un livre intitulé Fragments. L'auteur nommé sur la couverture, Binjamin Wilkomirski, avait apparemment survécu à Auschwitz, où il aurait passé son enfance. Les scènes de brutalité à l'intérieur des camps étaient décrites avec force ; le livre pouvait prétendre à des distinctions à la fois littéraires et documentaires, et il en reçut : il gagna des prix en tant que « mémoires de la Shoah ». Bien sûr, rien de l'histoire qu'il racontait n'était vrai. Wilkomirski était en réalité un citoyen suisse, Bruno Dössekker, qui n'avait jamais connu les camps de la mort. Néanmoins, son récit imaginaire, récit de barbarie et de survie, trompa des éditeurs à Francfort, à New York et à Londres, ainsi que plusieurs milliers de lecteurs.

J'étais rédacteur en chef de Granta à l'époque, et pendant que j'éditais le texte de Lappin, j'ai appelé l'éditeur londonien de Fragments pour lui demander si, à la lumière des recherches de Lappin qui exposaient de manière irréfutable le livre comme un canular, celui-ci serait retiré du catalogue ou transféré dans la catégorie « fiction ». « Pourquoi ? » dit-il. « Parce que c'est de la fiction, et pas de la non-fiction », lui dis-je. « Non, répondit-il, ce n'est pas de la non-fiction et ce n'est pas de la fiction. Ce sont des mémoires. »

Je me suis toujours souvenu de ces mots : ni de la non-fiction, ni de la fiction, mais des mémoires... qui représenteraient ainsi, selon le raisonnement de l'éditeur, une forme littéraire respectable située de manière ambiguë quelque part entre les deux. En fait, Fragments fut plus tard retiré du marché : le genre des mémoires peut bien être ambigu - ou plutôt, il peut être traversé de tendances ambiguës -, mais Dössekker/Wilkomirski était pure fiction. Auschwitz a existé, et les scènes décrites dans Fragments ne sont pas invraisemblables, mais le « Je » du narrateur est créé de toutes pièces. Wilkomirski n'a jamais eu d'existence propre sauf dans l'esprit de Dössekker. Autant décrire Robinson Crusoé comme des mémoires : « La Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé (...) suite à un naufrage où tous périrent à l'exception de lui-même, et comment il fut délivré d'une manière tout aussi étrange par des pirates. Écrite par lui-même »... nous dit l'introduction ; bien sûr Daniel Defoe, l'auteur de ce grand roman, n'a pas plus fait naufrage sur une île déserte que Dössekker/Wilkomirski n'a été à Auschwitz. Crusoé fut publié en 1719 et il est difficile de savoir si les lecteurs du début du XVIIIe siècle faisaient une différence aussi tranchée entre ce qui était « vrai » (c'est-à-dire, ce qui était vraiment arrivé à l'auteur) et ce qui était simplement emprunté à la réalité vécue d'une autre personne (très probablement, dans ce cas, celle du marin écossais, Alexander Selkirk).

Mais aujourd'hui, les lecteurs veulent savoir ce qu'il en est. Est-ce de la fiction ou de la non-fiction, est-ce inventé ou cela s'est-il vraiment passé ? Si les écrivains avaient des contrats légalement contraignants avec leurs lecteurs, il faudrait employer ce genre de termes. Et ces contrats seraient de plus en plus nombreux. En effet, la forme du récit autobiographique n'a jamais eu autant de succès (en témoignent les rayons des librairies anglo-saxonnes indiquant « Real Lives », ou encore le sous-genre intitulé « Misery Memoirs ») et il n'y a jamais eu auparavant autant de scandales concernant des récits-témoignages (enfances maltraitées, addictions de toutes sortes) se révèlant être des mensonges. On aurait pu s'imaginer que tout ce tapage autour de Fragments aurait servi d'avertissement. Au lieu de cela, l'affaire semble en avoir inspiré plus d'un. Dans la décennie qui a suivi les révélations concernant la nature fictive du récit de Dössekker, de nombreuses supercheries ont vu le jour. La plus connue est le récit d'une addiction par James Frey intitulé A Thousand Little Pieces (Mille morceaux), mémoires qui ont été révélés comme étant au moins partiellement fictifs, mais seulement après que l'œuvre obtint un Oprah. La tromperie de Frey est loin d'être la plus spectaculaire. Margaret B. Jones, auteur des « mémoires de gang » Love and Consequences, vient de voir sa véritable identité révélée : l'auteur n'est pas la fille adoptive, moitié blanche, moitié amérindienne, d'une famille noire du quartier le plus dangereux de Los Angeles, mais une femme du nom de Margaret Seltzer, issue d'une famille aisée de la banlieue chic de Sherman Oaks. Un autre auteur de mémoires, Misha Defonseca, a confessé cette année ne pas avoir été élevée par des loups dans les forêts d'Europe pendant la Shoah. On voit que l'esprit créatif de Defoe est loin d'avoir disparu.

Mais ne soyons pas trop durs avec ces auteurs. Souvenons-nous que de nombreuses écoles aux États-Unis ont un département appelé « Creative non-Fiction » ; souvenons-nous de notre appétit apparemment insatiable pour la « réalité » dans les émissions de télévision, et combien de films et de romans se vantent d'être inspirés par une « histoire vraie » ; souvenons-nous aussi des mots de l'éditeur de Fragments définissant les mémoires comme n'appartenant ni à la fiction, ni à la non-fiction. Il y a une certaine vérité là-dedans. Il était une fois, aux temps où les bonnes manières et la pudeur avaient une puissante influence sur la conduite des gens de plumes, la vie de l'auteur devenait cette chose que l'on appelait le roman autobiographique - pensez à David Copperfield. Aujourd'hui, la plupart de ces inhibitions sociales ont disparu, et le déguisement fictionnel n'apparaît plus aussi nécessaire à celui qui entend écrire le récit intime de sa vie. Cependant ce récit intime a souvent besoin d'adopter les recettes de son prédécesseur (le roman autobiographique à la première personne) pour être une histoire réussie. Des personnages ont besoin d'être construits, des scènes doivent être décrites, des dialogues doivent être créés, une structure autre que purement chronologique doit être établie. Alors, nous sommes sur une pente glissante, car le souvenir ne fait revenir qu'une quantité limitée de vécu, et toute production de récit, quelle que soit la force de son attache au réel, se fonde sur de l'artifice et de l'omission. Certains des mémoires les plus grands et les plus appréciés ont été construits sur cette pente glissante - mes préférés incluent ceux de V.S. Pritchett et de J.R. Ackerley - mais la pente vers le roman se raidit à mesure que l'auteur invente. L'erreur de James Frey et d'autres a été de ne pas s'être écarté de la pente assez rapidement - ou peut-être tout bonnement, de ne jamais l'avoir aperçue.

Le festival parisien de cette année aborde cette question, ainsi que bien d'autres ayant trait à la biographie ou l'autobiographie, et propose d'écouter et de rencontrer certains de leurs meilleurs praticiens actuels. Paris est un lieu adapté pour de telles discussions. C'est là qu'en 1770 Jean-Jacques Rousseau acheva ses Confessions, qui s'ouvrent sur ces fameuses phrases : « Je forme une entreprise qui n'eut jamais d'exemple, et dont l'exécution n'aura point d'imitateurs. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme, ce sera moi. » Rousseau confessa de nombreuses choses peu flatteuses dont l'abandon de ses cinq enfants illégitimes. Il est le père de la pratique moderne des mémoires, et ses mots d'ouverture demeurent leur meilleur manifeste.


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